A l'occasion de la présentation de l'Information sur le projet de déploiement d’une plate-forme d’auto déclaration des compétences (ACE) - Intervention de Mme PERNOUD (DrhgMetDir) au CE es Services Centraux d'avril 2018, ci-desous un article d'Xavier Baron, conseiller en RH sur les enjeux politique de la gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences, une manière de connaitre à quoi vous vous engagez lorsque vous alimentez volontairement votre profil dans l'outil ACE.
La GPEC justifie des politiques discriminatoires et le recours aux emplois précaires
Prévoir : les entreprises savent faire. Prévenir : le souhaitent-elles vraiment ? La GPEC ne leur sert-elle pas de prétexte à des inégalités de traitement entre ceux qu’il est utile d’intégrer durablement et ceux qu’il est rationnel de restituer au plus vite au marché ? Xavier Baron, consultant en GRH, revient sur les écueils éthiques et politiques de ces démarches.
La Loi de modernisation du marché du travail, qualifiée parfois "d'étape pour la flexisécurité à la française", a été votée le 9 juin 2008. Elle transpose fidèlement l'Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2008. L'article 9 de cet accord n'est plus guère présent, comme on s'y attendait d'ailleurs. Il portait, qui s'en souvient, sur le rappel que la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) "revêt une grande importance pour la sécurisation des parcours professionnels". Il est vrai que cette insistance des partenaires sur le recours à la GPEC, paradoxalement dissociée des démarches de PSE, finirait presque par être suspecte. Car enfin, cela fait 20 ans que l'évidence de l'intérêt des démarches de GPEC est acquise !
C’est que derrière les obligations formelles, nous savons bien que peu d’entreprises font "vraiment" de la GPEC. Entre le discours consensuel et la pratique, c'est bien autour de la prévention que se situe le problème récurrent de la GPEC. Ce qui en fait la difficulté est triple : technique, politique et éthique. Classiquement, nous n'y reviendrons pas, l'avenir est par définition incertain et tout exercice de prévision expose techniquement à des risques d'erreurs. Bien plus important, la prévision n'a de sens que pour prévenir, agir, et se heurte à la question de savoir qui va supporter les coûts des actions d'anticipation. Le débat est ici politique dans la mesure où la réponse dépend du rapport de force. Qui, de l'entreprise, du salarié ou des pouvoirs publics doit assumer les coûts ?
Gérer, même des emplois, ne se décrète pas
La notion même de gestion prévisionnelle est redondante. Que serait donc une gestion qui ne serait pas prévisionnelle ? En entreprise tout ce qui est utile est obligatoire. Les employeurs n'ont que faire d'une loi pour les inciter à prévoir ou pour optimiser les moyens de gestion de leurs Ressources fussent-elles Humaines. La GPEC, loin d'être essentiellement prévisionnelle est surtout nécessaire à la prévention et c'est un enjeu politique. En effet, du point de vue de l'entreprise, la prévention n'est pas évidemment "obligatoire". Dans une rationalité gestionnaire, elle représente des coûts que, par vocation ou sur un mode réflexe, les entreprises cherchent à éviter ou à réduire. Et quand ces coûts apparaissent, elles entendent si possible les partager, les externaliser, avec les salariés concernés, le service public de l'emploi et avec les systèmes de protection sociale. C'est bien pourquoi les partenaires puis le législateur et les juges sont intervenus régulièrement pour imposer aux entreprises qu'elles internalisent, en partie au moins, ce que par vocation elles préfèrent confier à la protection sociale. Les entreprises vivent des contraintes, il est tout simplement naïf d'attendre qu'elles se mobilisent d'elles-mêmes pour prévenir des inadéquations et des mutations d'emplois qu'elles n'ont pas autant de difficultés qu'elles le disent à prévoir. Mais pourquoi dépenser pour prévoir ce que l'on n'a pas décidé d'éviter ? Pourquoi même expliciter, ce qui revient à les admettre, des risques sur l'emploi que l'on ne maîtrise pas et dont la responsabilité reste discutée ? Les dénonciations faciles et convenues sur la dérive instrumentale des années 90 de la GPEC (éviter les "usines à gaz") sont l'arbre derrière lequel se cache la forêt des enjeux de "l'employeurabilité", c'est-à-dire, de tout un pan la responsabilité sociale des entreprises. Ceci étant, même dotée de méthodes éprouvées, simples et pratiques il faut encore comprendre pourquoi la GPEC se déploie si difficilement.
De la prévention à la justification d'une nouvelle forme de discrimination
C'est sur une troisième difficulté d'ordre éthique qu'il convient d'insister enfin. La GPEC fait des entreprises elles-mêmes les artisans d'une nouvelle forme de discrimination. Elle situe dans l'entreprise l'origine et la responsabilité des raisonnements et des décisions aboutissant à différencier ses politiques de GRH entre ceux de ses salariés qu'elles souhaitent "développer et fidéliser", et ceux qu'au mieux, elles doivent préparer à les quitter. Justement lorsqu'elle dépasse l'exercice de la prévision formelle, la GPEC est un argument pour le déploiement de politiques différenciées que d'aucuns qualifieront simplement de gestion, et d'autres, de "discriminatoires et inégalitaires" en puissance. Segmenter à l'aide d'emplois n'a rien de compliqué en soi. Décrire autant que de besoin des activités et des compétences n'est guère engageant. Faire un effort d'anticipation sur les facteurs d'évolution n'est pas inaccessible. Admettre que cela débouche sur un traitement gestionnaire différencié, à l'initiative des directions est un enjeu bien plus conséquent. Les directions s'intéressent en effet à la GPEC lorsqu'elle leur permet de mieux optimiser les moyens limités dont elles disposent (recrutement, formation, mobilité) pour investir ou désinvestir sur leurs emplois. C'est "naturel", la GPEC les y aide. Cela veut dire concrètement qu'avant d'en tirer la conclusion d'efforts à faire sur la prévention, elles peuvent mieux distinguer les bonnes raisons qu'elles ont d'investir sur leurs compétences-clés : celles qu'elles doivent constituer elles-mêmes en regard de leurs enjeux stratégiques. Mais la même démarche de priorisation éclaire tout autant la faiblesse de leurs besoins de tout ceux dont les compétences sont disponibles sur les marchés externes et qui ne correspondent ni à des activités en croissance, ni à des enjeux d'avantages discriminant sur leurs marchés. La logique gestionnaire pousse alors clairement à en externaliser le recours pour privilégier à leur égard des politiques RH d'achat au meilleur coût. La GPEC constitue ainsi une puissante justification de recours aux emplois précaires, à la sous-traitance et aux délocalisations.
La méfiance des syndicalistes de terrain comme l'ambivalence des DRH "qui font de la GPEC", toujours soucieux d'équité, s'expliquent très bien par cet aspect paradoxal de la GPEC. Avant d'éclairer les besoins de prévention, elle donne des arguments aux directions pour élaborer et conduire des politiques RH différenciées. Pour des raisons impeccablement gestionnaires, elle promeut des inégalités de traitement assumées et potentiellement très marquées, entre ceux qu'il est utile d'intégrer durablement, de motiver et de former soigneusement, et ceux qu'il est rationnel de restituer au plus vite au marché.
Gestionnaire, la fonction RH aspire à le devenir de plus en plus, quitte à revendiquer le statut ambigu de "business partner". Le paradoxe de la GPEC c'est que dans ce projet, la GRH rencontre à nouveau son essence politique.
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Xavier Baron est directeur du cabinet de conseil RH BCRH, membre du comité de rédaction de la revue Metis et membre du conseil scientifique de l'Observatoire des Cadres.